LA DIMENSION SPATIALE DE LA DUALISATION DANS LA SOCIETEProf. dr. C. Kesteloot, Prof. dr. H. Van der Haegen, KU Leuven
RESUME:Le rapport est structuré en trois parties. La première analyse les mécanismes socio- spatiaux de la dualisation à Bruxelles et présente les caractéristiques de deux quartiers pauvres, sélectionnés pour y conduire des entrevues approfondies avec des ménages vivant en situation précaire. La seconde partie considère la méthodologie utilisée pour l'élaboration, la réalisation et l'analyse des interviews, qui se focalisent spécialement sur les stratégies de survie déployées par les ménages pour maintenir, rétablir ou améliorer leur accès aux moyens d'existence. Elle décrit aussi abondamment les caractéristiques des 61 ménages ayant participé aux interviews. La troisième partie se concentre sur les stratégies de survie. Sur base des résultats des entrevues, une typologie des stratégies de survie est présentée. Celle- ci se fonde sur le concept de mode d'intégration économique de Polanyi. Puis les stratégies des ménages sont évaluées à l'aide de cette typologie, afin d'en tirer des profils caractéristiques de stratégies dans chacun des quartiers et d'analyser la dimension spatiale de celles- ci. Finalement ces stratégies sont confrontées aux infrastructures matérielles et sociales de chaque quartier afin d'expliquer les potentialités et les handicaps que ceux- ci présentent pour résister à la dualisation. La conclusion reprend le concept de mode d'intégration économique pour développer une grille de lecture permettant d'analyser les causes de la pauvreté et les caractéristiques pertinentes à cet égard de différents types de quartiers et d'évaluer les politiques de développement social local mises en place pour lutter contre la dualisation. Nous reprenons dans ce résumé plus en détail quelques éléments des chapitres- clés du rapport, à savoir les processus socio- spatiaux de dualisation à Bruxelles, la typologie des stratégies de survie et la grille de lecture des politiques locales.
Les processus de dualisation à Bruxelles
Principale forme spatiale de la croissance économique durant les 'Golden Sixties', la suburbanisation a produit une différenciation socio- économique, ethnique mais aussi démographique dans la région urbaine. La croissance, basée sur le partage des gains de productivité entre profit et salaire, a permis une constante expansion de la consommation de masse, débouché indispensable à la production de masse. Le logement, la voiture et les biens de consommation durables ont eu un rôle central dans ce processus. Ils se sont concrétisés par l'accès à la propriété privée dans la périphérie urbaine, par l'achat de la voiture permettant les déplacements quotidiens vers la ville, et par l'accumulation de bien de consommation durables dans le logement. Si la suburbanisation est la résultante de la croissance des salaires et de l'amélioration du niveau de vie, elle a amorcé le déclin de Bruxelles en encourageant une migration sélective des plus riches vers sa périphérie, introduisant une nouvelle division sociale de l'espace urbain. Le départ des riches d'abord, suivis par les strates successives des classes moyennes dont les effectifs et le pouvoir d'achat n'ont fait qu'augmenter, a vidé la ville de ses citoyens les plus aisés. Ceux qui n'ont pu suivre le mouvement, c'est- à- dire les personnes âgées, les travailleurs peu qualifiés, les petits indépendants, et les entrants sur le marché du logement n'ont eu d'autre choix que de rester en ville. Durant la seconde moitié des années soixante ils ont été rejoints par les travailleurs immigrés. Leur arrivée est directement liée à l'amélioration du niveau de vie et de formation des premiers. Autrement dit, les travailleurs immigrés ont occupé en même temps la position socio- économique et l'espace urbain abandonnés par les classes montantes. La dualisation entre la ville et sa périphérie urbaine s'est renforcée par l'adjonction d'un mouvement de délocalisation industrielle, également vers la périphérie.
Ce processus a été freiné par la crise des années soixante- dix, mais il a repris pendant la seconde moitié des années quatre- vingts et quatre- vingt- dix, pas seulement à cause des meilleures perspectives économiques, mais aussi à cause du développement de grands projets immobiliers dans le centre- ville et de spéculations foncières liés à l'unification européenne et à la concurrence inter- régionale pour attirer des investissements. Ces éléments ont entraîné une hausse des prix de l'immobilier entre 1988 et 1992, provoquant aussi le refoulement de ménages pauvres vers des quartiers centraux moins touchées par ces restructurations urbaines. La suburbanisation est donc une source continue de dualisation, mais elle peut avoir des intensités variables et ses forces motrices ont changé. Ses effets posent un véritable problème pour la Région bruxelloise et ses communes, dont les finances locales dépendent fortement du nombre et de la richesse de leur population. Celles- ci ont donc développé une série de politiques visant à attirer des classes moyennes et supérieures, ce qui renforce le refoulement et la concentration des pauvres dans les quartiers défavorisés.
La dualisation entre Bruxelles et sa périphérie est relayée par un second mouvement à l'intérieur même de Bruxelles, déterminé en grande partie par le marché du logement. Ses caractéristiques sont clairement liées à l'importance de la suburbanisation à Bruxelles. Si celle- ci a permis d'éviter un problème de pénurie de logements, elle a induit des problèmes de qualité de logements, les moyens publics ayant été investis dans la suburbanisation au lieu d'être utilisés à la rénovation urbaine. Le secteur locatif privé, qui représente 53 % du marché est dominant dans les quartiers qui ont été quittés les premiers par les Belges et occupés par des travailleurs immigrés. La plus grande partie de ce secteur locatif est appelé résiduel parce qu'il offre des logements de moindre qualité et parce qu'il abrite des ménages pour qui les autres secteurs sont inaccessibles. Cette zone centrale forme un croissant pauvre, allant de Schaerbeek et Saint- Josse au nord, via Molenbeek et Anderlecht à Saint- Gilles au sud, tout en incluant la partie occidentale du Pentagone. Les travailleurs immigrés se sont quasi exclusivement installés dans ces quartiers à cause de leur faible niveau de revenus et du mythe du retour (ils limitent le coût de leur vie en Belgique pour ramener de l'argent dans leur pays d'origine). Ce mythe ayant disparu avec la deuxième et troisième génération, on aurait pu assister à une dispersion des immigrés. Mais en même temps, la crise, en tempérant le processus de suburbanisation, a maintenu des ménages belges dans le secteur locatif. D'autres ont préféré acheter et rénover à Bruxelles plutôt que de construire à la périphérie, principalement pour limiter les coûts des transports. Cela a réduit la réserve de logements dans le secteur résiduel au moment où la demande était en augmentation par l'entrée de la seconde génération d'étrangers sur le marché du logement. En conséquence, la concentration des immigrés s'est maintenue. Au fur et à mesure que la crise détériore l'accès au travail et augmente l'insécurité d'existence, les immigrés y ont établi des entreprises ethniques et développé des stratégies de survie ou de débrouille qui les lient encore plus à leur quartier. Ceci est clairement illustré par le nombre croissant de propriétaires- occupants parmi ces groupes dans ces mêmes quartiers. La crise et les mécanismes du marché du logement se traduisent donc par une polarisation interne à la Région bruxelloise, où se distinguent une partie riche et une autre qui appartient au croissant pauvre. Les étrangers qui n'ont pas de droits politiques en Belgique sont abandonnés au sort des quartiers pauvres du centre, les élus locaux vivant la plupart du temps dans les parties riches, à la périphérie de leurs communes, comme leurs électeurs.
Dans le croissant pauvre de Bruxelles, une série de quartiers individuels constituent un troisième niveau de polarisation. Ils partagent les mêmes caractéristiques que ceux de l'ensemble du croissant, mais ils ont un taux plus élevé de population étrangère et la plus importante concentration de jeunes. Les 15- 24 ans y représentent parfois prés de 20 % de la population et parmi ces jeunes, plus de 80 % sont étrangers. Ils sont sujets à de fortes pressions marginalisantes, déclenchées par la crise économique et ensuite entretenues par l'évolution de la structure de l'emploi à Bruxelles (emploi flexibles et précaires dans les services) et les effets pervers des restructurations urbaines. Ces processus de marginalisation touchent particulièrement les jeunes d'origine turque et marocaine et se marque aussi bien dans le champ culturel, qu'économique et politique. Les équipements des quartiers concernés correspondent aux logiques sociales prévalant lors de leur érection et ont été laisse à l'abandon par les pouvoirs publics locaux. La prolongation de la scolarité obligatoire de 14 à 18 ans n'a fait qu'exacerber les problèmes d'intégration, puisque les jeunes sont souvent coincés dans des écoles de concentration où les équipements éducatifs et culturels manquent cruellement. Leurs motivations pour l'enseignement sont proportionnelles à leurs possibilités d'insertion professionnelle. La croissance du chômage, la disparition de la stabilité des emplois peu qualifiés et la non- correspondance croissante entre les qualifications exigées par les entreprises et celles des jeunes d'une part et entre la localisation des entreprises et celle des jeunes d'autre part, les marginalisent sur le marché de l'emploi. Sans revenus, ces jeunes urbains sont confrontés aux multiples tentations d'un mode de consommation exacerbé par la ville et développent leurs propres stratégies de survie souvent liées à la délinquance. Ils se créent également leur propre culture urbaine, largement inspirée du ghetto noir américain, pour palier au vide de références qui les entoure. En l'absence de droits politiques, ils sont considérés comme une population indésirable et mis sous pression pour partir vers d'autres communes. La surconcentration de jeunes dans ces quartiers produit des tensions, principalement entre les vieux belges et les étrangers. Ces tensions s'expriment par des votes d'extrême-droite. Cette situation, conjuguée au manque de préoccupation des pouvoirs communaux pour ces quartiers, les entraîne dans des spirales de déclin. Les jeunes sans qualifications, sans emploi, sans avenir et sans références structurantes se distinguent dans la marginalité, ce qui induit un sentiment d'insécurité pour les autres habitants. Le processus de dégradation se poursuit quand ces quartiers ne sont plus investis par les jeunes ménages entrant sur la marché du logement ou qu'ils sont abandonnés par d'autres ménages qui souhaitent un meilleur environnement pour la socialisation de leurs enfants.
Deux quartiers marginaux
La recherche s'est concentrée sur le quartier de Cureghem à Anderlecht et le quartier turco- maghrébin de Schaerbeek/Saint- Josse. Ces quartiers font partie du croissant pauvre de Bruxelles dont ils détiennent toutes les caractéristiques. Cureghem est un quartier ouvrier "de tradition" depuis l'industrialisation au 19è siècle, contrairement à Schaerbeek/Saint- Josse qui était un quartier de bourgeois et petits- bourgeois dans lequel des ouvriers, et plus tard des étrangers, se sont insérés. Schaerbeek et Saint- Josse ont attiré une population socialement très diversifiée dès le 19è siècle. Leur caractère campagnard persistant à l'industrialisation et plus tard la présence de l'axe royal qui relie le palais du roi au château de Laeken y ont amenés des riches. Cette hétérogénéité sociale s'exprime encore aujourd'hui à travers la diversité des catégories socio- professionnelles. Ces éléments historiques et contemporains ne sont pas présents à Cureghem qui est resté un quartier ouvrier plus homogène.
La présence des Turcs est très marquée dans le quartier de Schaerbeek/Saint- Josse, tandis que les Marocains dominent la présence étrangère à Cureghem. Les Belges qui restent à Cureghem sont, la plupart du temps, âgés ou trop pauvres que pour pouvoir déménager, contrairement à Saint-Josse/Schaerbeek où s'ajoutent de jeunes ménages entrant sur le marché du logement ou ayant opté pour la ville, attirés par la qualité de l'architecture bourgeoise et par les prix avantageux du quartier. A Schaerbeek/Saint- Josse, des entreprises ethniques turques se sont développées dans tous les domaines de la consommation quotidienne, visant les consommateurs turcs. Cet entreprenariat turc est financé par la communauté, qui fournit également une main- d'oeuvre peu exigeante et garantit une demande pour des produits ethniques de moindre qualité mais surtout moins chers. On ne retrouve pas ces caractéristiques développées à ce point dans la communauté marocaine ni à Schaerbeek/Saint- Josse, où ils ont pourtant le même effectif que les Turcs, ni à Cureghem. L'entreprenariat ethnique marocain, moins dynamique, s'est restreint à des filières plus anciennes et traditionnelles (principalement boucheries et boulangeries à Schaerbeek/Saint- Josse et épiceries à Cureghem).
Les caractéristiques divergentes de chaque quartier, sur le plan de l'habitat, des fonctions et de la population, offrent des possibilités d'insertion sociale variables. Le quartier turc de Saint-Josse/Schaerbeek est organisé autour d'une communauté ethnique forte qui structure les modes de vie des ménages turcs du quartier et sert de référence culturelle dominante. Cela s'explique par la particularité de l'immigration turque qui s'est organisée le plus souvent de façon individuelle et grâce aux liens familiaux existant avec les premiers immigrés turcs travaillant à Bruxelles. Très concentrée, cette immigration est basée sur des liens interpersonnels et a importé avec elle les structurations sociales et familiales (souvent campagnarde) du pays d'origine. Elle constitue un atout supplémentaire à l'insertion de ses membres par les réseaux de solidarité (régionales, inter- générationnelles et familiales) qui s'y sont développés. Ces réseaux s'organisent souvent autour des cafés turcs et peuvent être considérés comme des systèmes d'informations centralisés qui sont utiles dans tous les domaines de la vie courante. Malgré un revenu annuel moyen par habitant nettement plus bas que la moyenne régionale, les habitants Turcs de ce quartier ne se définissent pas comme pauvres. Ils ont accès à des biens et des services bon- marché, les entreprises ethniques qui y fleurissent génèrent une économie formelle et informelle qui profite aux réseaux. Le brassage culturel et social apporte une offre diversifiée et spécifique de biens et de services qui peut s'accompagner de solidarités interclasses. Par contre, l'absence d'une communauté marocaine locale et soudée (divisée entre autres entre Berbères et Arabes) ne permet pas de développer des réseaux de solidarités aussi solides. La plupart des ménages marocains vivent dans l'anonymat urbain, comme n'importe quel citoyen belge. Les deux quartiers se distinguent aussi sur le plan économique, si l'on considère l'accessibilité de produits ou de services de consommation quotidienne ou occasionnelle, à des prix bon- marché. A Cureghem, cette offre est faible et peu variée, contrairement à Schaerbeek/Saint- Josse où elle est abondante et très variée. Ces éléments ont des implications sur les relations entre chacun des quartiers et le reste de la ville. Le quartier de Schaerbeek/Saint- Josse est connu à Bruxelles comme étant "le quartier turc". Il attire une population extérieure au quartier, intéressée par le caractère ethnique ou exotique et meilleur- marché des produits et des services proposés. Ces activités économiques sont donc significatives pour l'ensemble de l'économie urbaine. Le centre- ville, accessible à pied, est utilisé par les habitants pour compléter l'offre présente dans le quartier. Cureghem ne jouit pas de cette renommée à Bruxelles. S'il fait parler de lui par les médias, c'est plutôt au titre de quartier marginal et dangereux. La présence des abattoirs, avec le commerce de viande est le principal point d'attraction du quartier pour l'extérieur, quoiqu'il intéresse surtout des grossistes et des ménages consommateurs provenant d'autres quartiers de la ville. De même les marchés du Midi et des Abattoirs attirent beaucoup de monde, mais n'ont que peu d'impact sur le quartier même.
Modes d'intégration économique et stratégies de survie
Une analyse des stratégies de survie utilisées par les ménages interviewés de ces quartiers permet d'approfondir la différenciation et de mesurer l'importance du contexte spatial des quartiers dans la lutte contre la pauvreté. A cet effet, ces stratégies ont été classées en trois catégories, selon les trois formes d'intégration économique de Polanyi. Il s'agit de la réciprocité, de la redistribution et de l'échange marchand. Ils déterminent l'accès aux biens et aux services nécessaires à l'existence. Par réciprocité on entend l'échange égalitaire de moyens d'existence, souvent dans le cadre d'une économie de voisinage. La redistribution suppose des rapports hiérarchiques organisant une centralisation des moyens, redistribués selon des critères précis. Dans ce cadre- ci, il s'agit essentiellement des redistributions financières organisées par l'État. L'échange marchand quant à lui a trait dans la plupart des cas à la vente de sa force de travail ou dans le cas d'un travail indépendant à la vente de biens et services. Seule la redistribution par l'État permet de garantir l'accès de chacun aux moyens d'existence comme l'attestent le minimex et l'aide sociale. Mais de plus en plus de ménages tombent en dehors des mailles du filet social et doivent se tourner vers d'autres modes d'intégration. Puisqu'ils sont moins bien armés pour se faire valoir sur le marché, la réciprocité est souvent la seule issue possible pour les ménages en situation précaire.
Parmi les stratégies de survie, certaines sont excluantes, dans le sens où elles impliquent des activités répréhensibles ou impossibles dans une situation d'intégration sociale. L'économie informelle par exemple est très développée dans ces deux quartiers, et répond ainsi aux dysfonctionnement d'une société qui ne parvient plus à intégrer tous ses membres. On peut différencier ainsi plusieurs degrés d'intégration ou d'exclusion. De même dans chaque mode d'intégration, on peut distinguer un accès direct et indirect aux moyens d'existence. Les moyens indirects s'expriment en termes monétaires, sauf dans le cas de la réciprocité où il s'agit d'un service rendu afin d'obtenir une contrepartie. Ces différenciations mènent à 24 types d'actions, dont 20 sont des stratégies de survie.
L'analyse des 61 interviews a révélé 2.001 stratégies. Mais il est impossible de considérer que chaque interview soit exhaustive sur ce plan, puisque les questions en la matière étaient ouvertes. Ce problème est partiellement levé en ramenant les stratégies aux différents types de stratégies utilisées. Nous considérons donc l'absence ou la présence de chaque type de stratégie pour chacun des ménages interviewés. En moyenne, les ménages utilisent 8,4 types de stratégies différentes (sur 24). Ce problème d'exhaustivité, ajouté aux difficultés d'interprétation des stratégies et aux interactions entre celles- ci (plus particulièrement, les stratégies de réciprocité sont souvent une condition de réalisation de stratégies dans les autres domaines), brouille néanmoins les analyses quantitatives visant à dégager des profils de stratégies selon les quartiers et les caractéristiques des ménages. Néanmoins, les analyses élémentaires corroborent l'hypothèse que les différences de milieu et de population entre Cureghem et Schaerbeek/Saint- Josse sont déterminantes pour la résistance des ménages précarisés face à la pauvreté.
Les stratégies de survie liées à l'échange de marché sont à peu près équivalentes dans les deux quartiers. La diversité des biens et des services à bon- marché accessibles aux ménages de Schaerbeek/Saint- Josse est compensée à Cureghem par des stratégies négatives de consommation (sous- consommation et report de consommation). Les réseaux de réciprocité sont plus utilisés à Schaerbeek/Saint- Josse, où l'existence de la communauté turque et la mixité sociale permettent de développer des solidarités qui sont des substituts ou complètent le rôle de redistribution de l'État. A Cureghem par contre, les ménages sont plus isolés et ont recours à la redistribution. Pourtant, les deux quartiers sont équipés d'un réseau d'organismes socio- culturels quasi équivalents (ces organismes étant les principaux agents réalisant la redistribution par le biais de l'aide sociale dans le sens large du terme).
L'accès aux moyens d'existence implique l'accessibilité spatiale. Dés lors, les possibilités immédiates qu'offrent ces quartiers sont primordiales puisque la mobilité diminue quand on descend l'échelle sociale. Ainsi en matière d'échange marchand, plus de 60 % des stratégies des ménages de Cureghem ont un lien avec le quartier contrairement aux ménages de Schaerbeek/Saint- Josse qui utilisent aussi le centre- ville, la Région bruxelloise, la périphérie urbaine et même d'autres villes belges ou d'autres pays. Ceci reflète à nouveau la dominance de stratégies de consommation négatives à Cureghem par rapport à l'esprit d'entreprise à Schaerbeek/Saint- Josse. Par contre, en matière de redistribution, la situation inverse se présente de façon très nette, suite sans doute à l'importance relative de ce type de stratégies conjuguée à l'absence d'investissements et de politiques communales dans le quartier. Les ménages doivent utiliser d'autres quartiers et communes de la ville pour bénéficier de la redistribution. On trouve aussi quelques stratégies de redistribution impliquant l'étranger à Schaerbeek/Saint- Josse, révélant des relations encore bien entretenues avec le pays d'origine chez les Turcs.
Les différences sont moins marquées en ce qui concerne les stratégies fondées sur la réciprocité. Cependant Schaerbeek/Saint- Josse présente à la fois une exploitation plus grande du quartier et de lieux fort éloignés, reflétant son organisation ethnique et sa mixité sociale d'une part, sa capacité d'organiser des liens de réciprocité sur de plus grandes distances d'autre part.
Les stratégies territoriales de lutte contre la pauvreté
On peut aisément situer les faiblesses des quartiers défavorisés et la panoplie de politiques à mettre en place pour lutter localement contre la pauvreté dans les trois sphères d'intégration socio- économique. En effet, l'isolement social, lié aux changements démographiques et à l'évolution rapide des structures des ménages mais aussi à l'affaiblissement de la vie associative locale, aura surtout des effets sur la réciprocité. Les personnes isolées et les familles mono- parentales ont souvent moins de capacités de produire eux- mêmes des moyens d'existence dans le cadre domestique et ne peuvent compter sur un réseau de réciprocité interne au ménage. De plus, les isolés sont majoritairement des personnes âgées et des jeunes, soit des générations traditionnellement réceptrices dans la réciprocité inter- générationnelle (les jeunes seront donneurs lors de leur vie active; les personnes âgées l'ont déjà été dans leur passé). Dans un contexte d'accès au travail devenu de plus en plus aléatoire, le fait de ne pouvoir compter que sur un seul revenu fragilise ces types de ménages et les pousse vers la réciprocité, puisque la redistribution par l'État s'affaiblit. Il en résulte que l'accès aux moyens d'existence par la réciprocité est généralement plus difficile pour ceux qui en dépendent le plus. Les communautés ethniques fortement structurées, par contre, également handicapées dans les sphères de l'échange de marché et de la redistribution, sont capables de compenser ceci par la réciprocité. C'est surtout le cas de la communauté turque de Schaerbeek et Saint- Josse. La forte concentration spatiale de celle- ci, dans des quartiers par ailleurs multi- culturels, la diversité socio-économique grandissante de la communauté et la reproduction des structures villageoises autour des cafés et des mosquées suite à une immigration en chaîne sont ses atouts majeurs. Par contre, les quartiers où dominent les personnes isolées, les ménages déstructurés ou encore des communautés ethniques atomisées, sont peu performants sur le plan de la réciprocité à cause de la faiblesse de leurs réseaux sociaux. Une grande part du travail communautaire de quartier vise à créer, recréer ou renforcer ces relations sociales et par là à nourrir là réciprocité sur une base locale. Le local est d'ailleurs par évidence le champ spatial privilégié de la réciprocité.
L'accès restreint aux biens et services de l'État dans les quartiers défavorisés se situe à part entière dans la sphère de la redistribution. Il résulte surtout des fortes concentrations d'étrangers, puisque ceux- ci ne sont toujours pas reconnus comme citoyens à part entière, même s'ils sont parfois nés en Belgique ou présents depuis bien plus longtemps que certains Belges dans les communes où ils n'ont pas droit à participer au débat démocratique. Le même problème s'applique aux personnes et ménages défavorisés qui manquent de savoir- faire pour faire appel à l'intervention de l'État. Le problème de logement s'inscrit également dans cette problématique. Depuis le début de la révolution industrielle et de l'urbanisation, les mécanismes du marché n'ont jamais été capables de répondre aux besoins de logement d'une grande partie de la population. La logique du marché, qui s'applique tant au logement qu'au terrain sur lequel il est construit, n'a jamais été en mesure de produire un logement décent et abordable pour l'ensemble de la population. Alors qu'à l'étranger cette contradiction se manifeste d'abord par une pénurie de logements, elle s'exprime dans les villes belges par un manque de qualité tant des logements que des quartiers. Cette contradiction est d'ailleurs à l'origine de l'intervention de l'état en matière de logement. La part du logement social reste faible en Belgique, puisque l'accent était mis sur l'accès à la propriété. Corollairement, ce ne sont pas les quartiers défavorisés, mais les périphéries urbaines qui ont profité de la réaction de l'État à l'insuffisance du marché. Dans le cadre de la lutte contre la dualisation, il s'agit donc de résoudre les problèmes du logement dans la zone bâtie au 19è siècle. Ces quartiers où les mécanismes de redistribution restent relativement inefficaces, doivent faire l'objet d'une rénovation du logement pour les habitants actuels (et non pour attirer des classes moyennes fiscalement rentables) et d'un rééquipement en infrastructures collectives.
L'accès difficile au marché du travail, entravant l'acquisition d'un revenu par la vente de sa force de travail, se situe bien sûr dans la sphère de l'échange marchand. Contrairement à la plupart des quartiers défavorisés des villes européennes, le croissant pauvre bruxellois tout comme les quartiers défavorisés dans les autres villes belges, a l'avantage d'une localisation centrale, engendrant des potentialités dans la sphère de l'échange. L'accessibilité permet d'atteindre une large clientèle, tandis que les fortes densités de populations des quartiers pauvres, concentrant des demandes ethniques précises, donnent quelques chances à l'entreprenariat ethnique, aux pépinières d'entreprises visant l'industrie légère urbaine (on pourrait entre autres raviver à Bruxelles les traditions de production de biens de luxe) et certains services urbains. Mais cela suppose que des entraves structurelles d'accès au marché du travail soient levées. Les efforts d'intégration socio- professionnelle restent nécessaires pour une population marginalisée sur le plan de l'éducation et des qualifications professionnelles et sans expériences positives de travail. De plus ce genre d'effort ne pourra jamais offrir que quelques milliers d'emplois alors que la Région compte plus de 50.000 chômeurs, sans compter les sans- emploi non- inscrits, probablement nombreux parmi les jeunes d'origine immigrée. Le marché du travail à Bruxelles est déterminé à l'échelle régionale et son évolution est liée à la mondialisation de l'économie et à la concurrence inter- régionale qui en découle. La marge de manoeuvre est donc insuffisante, tant que des solutions structurelles profondes ne sont pas mises en place. Il s'agit soit de découpler l'accès à un revenu décent de l'accès au travail, en instaurant une allocation universelle, soit de radicalement diminuer le temps de travail pour permettre au plus grand nombre de fonder ses moyens d'existence sur la vente de sa force de travail (Lipietz, 1989).
Quand on compare les potentialités des trois sphères d'intégration économique, il semble qu'aucune d'entre elles ne soit en mesure de garantir indépendamment des autres le développement des quartiers défavorisés. Il n'y a pas de quartiers pauvres qui soient exclusivement tournés vers le marché, ce qui serait plutôt une caractéristique de succès économique. Supposant même le cas hypothétique où les ménages d'un quartier miseraient uniquement sur l'intégration par le marché pour s'en sortir, cela entraînerait rapidement la destruction des réseaux sociaux. En effet, le marché d'échange sous- entend des intérêts individuels et la concurrence entre ses acteurs, ce qui approfondirait les inégalités sociales dans le quartier et réduirait la conscience et la mobilisation autour d'intérêts collectifs tels que le développement social local. De même des stratégies limitées à la réciprocité aboutiraient à ce que les pauvres payent eux- mêmes la lutte contre la pauvreté, alors que la production de celle- ci se situe à l'échelle de l'ensemble de la société. Dans cette situation, il y aurait des oppositions entre les ménages qui sont en état de fonctionner dans un réseau et ceux qui restent socialement isolés. Théoriquement, la redistribution par l'État peut être une solution en soi. En effet, l'État est le seul à pouvoir se porter garant d'une égalité et de l'inclusion de chacun des membres de la société dans la redistribution. Il peut organiser et moduler des flux financiers des riches vers les pauvres, et représente du moins pour ceux qu'il considère comme des citoyens à part entière, une institution clairement identifiable et responsable par rapport à laquelle les habitants d'un quartier peuvent s'organiser, avec laquelle ils peuvent négocier et exiger l'exécution des accords. Mais la pratique montre que la redistribution unilatérale vers les pauvres renforce la stigmatisation et confirme de ce fait la pauvreté plutôt que de la combattre. Toute politique localisée ou territorialisée de lutte contre la dualisation doit donc être constituée d'un savant équilibre entre chacune des sphères d'intégration économique, et cet équilibre doit varier selon les types de quartiers considérés. Mais l'analyse montre également les limites de ces politiques locales et l'exigence de solutions structurelles, particulièrement dans le domaine de la redistribution (la reconnaissance de la citoyenneté pour l'ensemble des habitants de la ville) et celui de l'échange de marché (le partage du temps de travail ou l'allocation universelle).
Publication :De geografische dimensie van de dualisering in de maatschappij.
Prof. dr. C. KESTELOOT, Prof. dr. H. VAN DER HAEGEN, KU Leuven, 1997